1.
– 30 mn
– chacun écrit un texte sur l’après confinement
– thématique « voyager après »
– on tire une carte de tarot par personne qui servira de guide & donnera la couleur
– on debriefe au bout d’une demi-heure
textes de Stu, luvan, Léo et Stéphane
2.
– deuxième round de 30 mn
– nouveau tirage de carte
– on commence tous les textes avec « on nous a dit que le dehors n’existait plus »
textes de Stu, luvan et Léo
Stuart 1 – La Maison Dieu
FORTERESSE
On nous a dit que le dehors n’existait plus, qu’il s’agissait de se concentrer sur nous, nos vieux, nos jeunes, notre tissu social et nos usines, nos champs et les paroles de nos chansons, notre histoire, notre fierté nationale et tout ce qui nous avait fait de nous le peuple de France.
On nous a dit de ne plus regarder au-delà, de locker notre regard sur le pain qui sort du fournil du boulanger et la bouille joviale des artisans, le labeur des soignants, la probité des forces de l’ordre. On nous a dit de reconstruire ensemble, comme en 45 avec des textes nouveaux et des programmes heureux. On nous a dit de ne plus faire confiance, qu’on nous l’avait bien dit, qu’après le Rhin, qu’après la Manche ou la Méditerranée, que passé les Alpes ou les Pyrénées vivent les monstres des abysses et les serpents de mer.
La langue ne se pratique plus que dans nos murs. La langue est le ciment qui scelle et la pierre qui broie quiconque tenterait de venir nous faire croire autre chose que le dedans, l’ici, la frontière protectrice et maternante. Il y a des mots qui s’n vont petit à petit. Ils reviennent parfois la nuit entre deux rêves, entre deux tournées du Veilleur qui nous rappelle que tout va bien, qu’il est 22h, minuit, trois heures et que tout est calme, que nous pouvons dormir.
Il y a des mots qui trainent encore dans les vieux livres et les chansons étrangères dont certains ont gardé les sons par devers les règles du Nouvel Ordre. Des mots qui sonnent creux et pleins à la fois. Voyage. Voyager. Foreign. Foreigner. Forains. Traveler. Pilgrim. Passenger.
Autant de traces qui nous rappellent malgré tout à quel point nous avons été proches. Comment, au gré de la poésie et de la musique pop, des migrations et des règnes batards, nos voix se sont mêlées. On est des gosses errants à qui le voyage est définitivement interdit, à vivre dans les repliques de nos amours passées.
I am a passenger
And I ride and I
ride…
Stuart 2 – Le Jugement
On nous a dit que le dehors n’existait plus.
Je regarde la mer, ça bouge vers le dedans, vers le dehors.
Je me dis que peut-être le monde a commencé comme ça, avec la vague qui vient et qui s’en va et qui, pourtant, reste : immuable.
Nous avons inventé l’idée de la frontière en quittant la mer, l’idée de la paix et d’une certaine contemplation qu’on nous a déclinées en églises, en promesses, en édens : en jardins.
La mer est un jardin. Le premier.
Je me tiens devant-elle avec Sev qui me broie la main et chacun de mes doigts forts, si forts que je sens toute ma colonne vertébrale s’ancrer profondément au sol.
La mer est un jardin et j’en suis le pilier, la trame de chair et d’os.
« Faut que je me réinvente », me dit Sev.
Elle hésite, tangue. Et pourtant, elle est immuable.
Et pourtant son étreinte reste.
Demain elle prendra la mer et me laissera là, plantée sur le rivage comme une femme de terre-neuvas. Elle partira et l’on brulera ses biens, sa maison, ainsi que tous les biens et possessions des personnes qu’elle a le plus aimé. C’est son choix. Partir. Quitter. Rejoindre le par-delà l’horizon. Et nous acceptons d’en payer le prix.
Pendant qu’elle naviguera dans le jardin, nous – moi – j’irai rejoindre une autre terre, un autre clan. Peut-être.
Pour les autres, ceux qui restent, je serai fantôme, revenante, invisible. J’errerai dans leurs champs, autour de leurs maisons et nul ne m’adressera plus la parole.
On nous a dit que le dehors n’existait plus.
Et pourtant Sev persiste à y croire et à désirer le rejoindre.
« J’ai besoin de toi pour être vivante », m’at-elle glissé à l’oreille la nuit dernière entre deux mèches de cheveux en vrac.
Les enfants me regarderont bizarre, à eux aussi on leur chuchotera à l’oreille des choses, mais en plein jour. Les adultes les éloigneront.
Mais tu sais, Sev ? Que je lui ai dit.
Moi, je serai heureuse.
Je ne t’attendrai pas parce que je saurai que tu es ici, comme le mouvement de l’eau, comme le sable qui tantôt est à ciel ouvert, tantôt dans les profondeurs.
J’habiterai ce jardin.
Regarde : j’ai déjà commencé à changer !
Et je desserre un à un ses doigts rivés aux miens, je les desserre et je lui montre la transparence qui prend mes ongles et mes phalanges, remonte le long du bras jusqu’au coude.
« Je rejoindrai le jardin, pendant que toi, tu seras sur la mer »
Stéphane 1 – Un point, c’est tout
Un point, c’est tout ce qu’il faut pour tracer les lignes d’un parcours. C’est comme une donnée à prendre en considération, la joie d’un œil au-dessus des toits. Lapp n’a plus l’habitude. D’abord faire un pas. Un autre. Et pourquoi pas ? Ça bondit dans sa tête. Hop. Voilà. L’air est propre sous le ciel. Promis, on ne l’y reprendra pas. Agoraphobe en fin de confinement, ça ne s’invente pas. Devoir réapprendre à faire comme les autres, à marcher d’un point à l’autre. Un air lui revient, un air italien : « Un jour, sans valise, la lune fit un saut, pour regarder la terre de moins haut. » Son mantra. Lapp était bien, dans son appart, dans son cocon. Son refuge. Se faire livrer, comme d’hab, avec les voisins qui ne lui en voulaient pas, de ne pas sortir, de ne pas aimer ça. Et puis tout le monde a fait comme lui, et il n’a pas aimé ça. Enfin, pas trop, finalement. Bien sûr, au début, comme un enchantement, comme une joie, l’idée que tous feraient pareil, maintenant. Restez chez soi. Ne plus sortir. Jamais ou presque. Être la norme. Être l’exemple. Et puis, au fur et à mesure des semaines et des mois, les mots et les conseils, pour tous ces gens qui n’en pouvaient plus de regarder leurs murs. Est-ce qu’ils pensent que ça lui plait, à lui, de s’en contenter ? L’agoraphobie, ce n’est pas la peur des grands espaces ou de l’extérieur. C’est celle de ne pas pouvoir trouver aide ou sécurité si un problème se présente. La peur de ne pas pouvoir s’échapper. Alors tous ces gens enfermés et qui s’en plaignaient, ça a fini par lui peser. Et les murs se sont rapprochés. Et rapprochés. Et dehors, c’était comme une porte, pour la première fois, et il n’aimait pas ça. Vraiment pas. Et il s’est demandé ce qui clochait chez lui, s’il faisait exprès de ne rien faire comme tout le monde. Repenser à la lune, le point tranquille au-dessus des toits, et encore faire un pas. Non décidément, ça ne passe pas. Ne plus être bien nulle part, ni dehors ni chez soi. Et passent les semaines et les mois. Et puis, enfin, c’est fini, il faut sortir, et s’y frotter. Au dehors. Au froid. A l’air propre sous le ciel lavé. Se forcer à recommencer. Chercher du pain, c’est pas si compliqué. « Un jour, sans valise, la lune fit un saut, pour regarder la terre de moins haut. » Le monde reprend sa course et tout a changé. Et pour Lapp, tout est à recommencer. Un point, c’est tout ce qu’il faut pour tracer les lignes d’un parcours. Sans nuage, c’est plus facile. Sans bruit autour, c’est plus facile. Un pas. Et un autre. Bonjour, je voudrais une baguette. La lune en roue de secours. Déjà penser au retour.
Léo 1 – La Papesse
Le train s’arrête un peu avant Rennes et ça n’est vraiment une surprise pour personne, il ralentissait beaucoup, peinait à reprendre une vitesse de croisière, une vitesse d’avant.
Le dernier coup de frein les fait brinquebaler tous les trois, il est aigu et très bruyant, Ulysse pense à des dents qui se serrent et qui grincent. Le compagnon d’Ulysse, son ex-compagnon, comme si ex était une syllabe suffisante, comme s’il suffisait de barrer un mot d’une grande croix rouge pour qu’il change complètement de sens, son ex-compagnon, Pénélope, disons, se défonçait les chicots, la nuit, pendant le confinement. Ca avait commencé à semaine deux et n’avait cessé d’empirer.
L’enfant rit, excité par la secousse, amusé par l’arrêt, il approche le nez de la vitre brillante sans oser la toucher, une main crochette l’autre comme on le lui a appris. Il n’y a rien à voir, c’est à dire le monde dans sa beauté imprévue. La vieille qui voyage avec l’enfant s’évente avec un flyer du confinement, une constellation de pictogrammes ésotériques accompagnés de notices de plus en plus longues et abstraites. Entre Ulysse et les autres il y a deux places vides, trois en comptant celle sur laquelle elle a posé son sac. Elle se demande où sont passés les rideaux, elle croit se souvenir de ces lourds voiles rèches qui permettaient de fermer les compartiments des Corails comme des boîtes, elle croit se souvenir de l’énervement contagieux qui gagnait de proche en proche les passagers de trains à l’arrêt, avant.
Ulysse regarde ce que regarde la vieille, qui regarde ce que regarde l’enfant, les voies, le ballast, les tours d’aiguillage, les ponts pierre et béton, les jardins, les pavillons pouilleux, les tours à demi montées, les lierres jaunes, et par-dessus tout ça le soleil écrasant de la mi-juin, la canicule qui fond les couleurs et chasse les passants. Aucun des trois humains ne tend l’oreille, aucun d’eux ne soupire en attendant l’hypothétique annonce du chef de bord.
Ulysse tourne la tête quand elle se rend compte que la vieille à présent la fixe, la dévisage. Que voit-elle ? se demande-t-elle. LA vielle a les yeux gris et les sourcils, les paupières peintes, elle ne feint pas d’être polie, elle étudie Ulysse et quand elle parle révèle ses vieilles dents, authentiques et jaunes, elle dit :
« Nous nous sommes rendus compte que nous vivions tous dans un seul pays, sans limite, sans frontière, et ce pays s’appelle capitalisme. »
Léo 2 – La Papesse
« On nous a dit que le dehors n’existait plus, qu’il fallait qu’on s’y fasse, à cette idée, que tout ce qu’on chierait resterait avec nous, pour toujours, qu’on serait éternellement la source de nos propres malheurs et qu’aucun ailleur, aucune zone vide, aucun monde meilleur ne nous attendait nulle part. J’avais sept ans et tous les adultes me paraissaient vieux, inquiets, menaçants. La plupart du temps il n’y avait pas de lumière. On est resté enterrés huit jours, mais ce genre de temps n’a pas de mesure. »
La vieille montre à Ulysse ses deux mains ouvertes, comme si ces paumes d’un blanc rosâtre, presque nacré, ces paumes étranges et belles étaient l’intérieur d’une coque rejettée par la mer, étaient un petit livre cousu dans sa chair, était une carte.
« J’étais avec l’oncle, avec les cousins, on avait fait notre terrier dans le coin d’une des plus grandes salles et on allait chier par trois, toujours par trois, serrés les uns contre les autres. Les adultes et les enfants puaient autant, les uns plus aigres, les autres plus gras. On regardait tout ce qu’il y avait à voir dans le noir, on écoutait le silence, les bombes ont cessé de tomber le deuxième jour, c’est ça le bruit de la guerre, pour moi, le vrai bruit de la guerre, pas ces blablas à la radio du matin jusqu’au soir. »
Elle retourne ses mains, ses pattes usées, ses parchemins, migration de kératine, fleurs de cimetière, os, tendons, poils minuscules et argentés, tout ça tremble légèrement, une serviette sur un fil à linge. À la base du pouce il y a un tatouage pâli, presque effacé, grand comme une pièce de 5 cents, et Ulysse se penche, elle ne distingue pas bien.
« C’est une baleine, dit l’enfant. Le gros poisson de la Nona.
– Oui, fait Ulysse, je la reconnais maintenant. La baleine de Jonas, celle de Pinocchio. »
Elle a pris la main de la vieille dans la sienne sans vraiment s’en rendre compte, peut-être dans la secousse qui a remis le train en route, qui a remis le paysage, derrière la vitre, en mouvement, et c’est une surprise de sentir ça et de ne pas savoir encore mettre de mots sur ça. Ulysse pense à Pénélope, aux salières de son enfance et à la méduse énorme, silencieuse, qu’elle a failli heurter de plein front au cours d’une apnée, il y a des années de cela.
Le contact se défait et la vieille conclut :
« Au bout de huit jours, les militaires ont déblayé l’accès et la lumières est revenue, on est sortis, toujours par trois, on a monté les échelons des puits, les bruits, les odeurs nous attendaient, intactes, mais comme on nous l’avait prédit, le monde, dehors, n’existait plus. »
luvan1 – L’ermite
Sur le flotteur du catamaran, les silhouettes défilent, le pied de l’une dans le mollet de l’autre. Je pense au mot « ribambelle » et me demande s’il en existe encore qui s’appellent Silhouette, du nom de leur ancêtre parti sitôt venu, ou si, comme Hitler, ce patronyme a disparu. La chance, roh la chance de se nommer Silhouette. Partir sitôt venu, indétectable et moite comme une anguille. Pour la première fois depuis des moi, la cabine tangue sous des tam-tams de pieds au lieu du blams dégobillants des lames de fond. Les silhouettes arriment le navire au ponton, je le devine au crissement que fait le polymère contre le béton. L’ombre de mouettes se mêle à celle des pieds. Puis le silence et l’on cogne poliment à la porte. Tous ces mois sans pouvoir accoster nulle part et soudain ces ombres noires et trappues prolongées d’ailes papillonant, comme des pixies, veulent me voir. Je me projète de leur côté de l’expérience – que s’attendent-elles à voir ? Et me sens soudain minotaure. Minoraure dans un grand pull marin troué. Minotaure salé aux lèvres croutées. Ce que les anges verront : une cabine trop rangée. Des lits vides. Je les ai gardé longtemps pleins, ces lits, avant de remonter les corps, lourds, par des winches et des poulies. Avant de rendre aux morts les hommages de poiscaille des funérailles marines. Les silhouettes entreront, c’est inéluctable. Elles prendront corps pour moi. Je prendrai consistance pour elles. La radio hoquette et soudain crépite une longue litanie en hindi, avant de se replacer sur la météo en langue des colons.
J’ouvre.
Elles ont les yeux fatigués et de très longs sourires.
Ils ont les mains tallées et une forte odeur de gingembre.
luvan2 – Le jugement
On nous a dit que le dehors n’existait plus. La sirène hurle et nous courons sur les docks. Les longues traces délavées des chiures de goélands racontent l’absence des gros porteurs, le souvenir des pêches de nuit à la lumière livide des hauts projecteurs.
Nous sommes ce que racontent ces chiures erratiques, par strates. Manuscrits de la mer Morte.
La sirène sonne et nous sommes à l’air libre. Des larmes sitôt givrées sur nos joues rasées. Nous sommes des bébés neufs à la peau molle et potelée.
Nous courons comme la foule exacerbée, joyeuse de colère, du cuirassé Potemkine. Pareillement assortie et saccadée. Nous sommes la foule des dockers.
Nous toussons machinalement dans le froid.
Nous somme la houle qui glisse sur le guano odorant.
On nous a dit que le dehors n’existait plus alors d’où vient ce bâtiment fumant ? Où étaient les raffineries et les larges frigos accrochés de bernics ? Où étaient jusqu’ici les fantômes placides des usines à viande maigre, des brises-glaces et des ouvreurs de la voie du nord ?
Nous stoppons au bord abrupt de la rade, que des clapotis embrassent de leurs langues de mercure. Depuis le château, on dirait sûrement l’arrêt spectaculaire d’un contingent d’athlètes nains lors d’une cérémonie d’ouverture des J.O. Les deux remorqueurs tanguent jusqu’à leurs amarres. Nous touchons, incrédules, la coque froide du mastodonte. Nous humons le carburant. Nous sommes en colère.
Sur l’île de Pâques, on adorait les oiseaux migrateurs car ils venaient, partaient, revenaient. Et il n’y en avait pas d’autres. D’oiseaux. Alors on adorait les oiseaux.
On nous a dit que le dehors n’existait plus et nous sommes en colère.
Les marins descendent, harassés et moches. Ils sentent le tabac froid, la migraine et la sueur. Nous les touchons, incrédules.
Tout recommence et nous sommes en colère.