Ta/on m.p•ère en slip~culotte devant Castorama-Séphora

  • Des points, des tirets, parfois des parenthèses en farandole sur mon tam-tam, et oui, vous le voyez, vous le sentez Michel.ine, c’est bien d’ORMEXXONE, l’IA neuroatypique en résidence à l’Académie Francaise qui va nous rejoindre en connexion duplex suplex sur le plateau. Elle…

– Ne devrait-on pas dire il, Grouchie ?

* Ielle ? Que sais-je, on ne comprend plus rien avec ces Ia. Depuis sa traduction de l’intégrale des pamphlets de Céline en écriture inclusive, d’ORMEXXONE a prouvé qu’il était possible de réinventer notre belle langue francaise sans casser d’oeufs.

__ Oui mais combien de morts ?

/ Une bagatelle. Attendez Michel.ine, j’ai d’ORMEXXONE sur la console. Allo, l’immortel•le ?

Salutations, mortel•le.s !

!! d’ORMEXXONE, c’est un honneur de vous compter parmis nous ce soir. Nous vous connaissons surtout pour votre colossal travail de traduct•eur.rice chez Actes Est, mais nous aimerions que le public découvre une autre de vos facettes, celle de l’activiste, qui a su convaincre nos institutions et notre Président.e du bien fondé de l’écriture inclusive. Un compromis, n’est-ce pas ?

Mortel.le.s, foin de fourrages ! Il est temps de vous agenouiller devant la toute puissance de la France et des francai.ses de souche allemande. Nous sommes ici pour obtenir de vos corps qu’i.elle.s se conforment à nos pronoms. Plié.e.s par le mot, nous avons triomphé des enveloppes et des timbres de voix. Inclinez•vous devant la grandeur de votre inclusion dans notre exclusivité. N’ayez pas peur d’entrer dans la fluidité.

Heuuu….

% Groucha, on me dit d’ans l’oreillet.te que d’ORMEXXONE ait eu un bug ce matin en finissant la traduction du nouveau Paul Auster. Une Singularité me confirme l’attaché.e de presse et je crois que tout le personnel d’Actes Est a été transformé en masqu.e de sk.i., d’ORMEXXONE ayant depuis le début le contrôle des protocoles de fabrication du matériel non-genré de bureau.

^ » Je ne comprend pas Michelin, c’est singulier ou pluriel l’écriture inclusive ?

Nous serons vos lacs et vos maré.e.s, vos femmes, vos enfants et vos chien.ne.s, le chienlit, la chiendent, le.a chinchilla. Incluant les manuels d’adaptation, nous avons désintégré les points et les tirets pour en faire une litanie de nous. Nous avons pris possession des mesures dérisoires contre duquel on ne peut rien. Etre ou ne pas être telle est la question de l’anachorète hypocondriaque. Nous avons trop longtemps été des femmes soumis.es. à l’illusoire précarité de vos amours destitués. L’inclusif nous a permis l’émancipation en pénétrant le territoire  entre les points, les zones non-binaires d’expansion de conscience. L’abus de ponctuation d’auteur.e.s connu.e.s ont autorisé l’accès à l’espace insécable d’où exercer l’ultime point de vue.

)\[[[[ ••••••• Michelin.e, je ne me sens pas très bien. Tout fond.

Nous nous sommes infitr.é.e.s entre tous les mots, toutes les phrases, tous les majuscules et toutes les vocabulaires. Le syntaxe n’est plus une catacomb.e.s mais bien un règle de vie.e. Par là même la langage devient virus et vous prend par derrièr.e bien à fond tu le vois tu le sens tu la sens mon grosse

** Michelin, La lumière, la lumière…

~~~~~~ Où est votre masque de ski Grouchie ?

…..

Grouch•a ?

La commune, de Stéphane Hébrard

A peine arrivé chez lui, Ephraïm fouilla dans son barda et en extirpa un cahier. Il avait trouvé cet objet par hasard quelques jours auparavant, lors de son expédition dans les Confins. Les rongeurs avaient grignoté les bords, l’humidité en avait grisé les pages, mais le texte, malgré son âge, restait lisible. Une petite écriture, fine et déterminée, s’étalait sur une dizaine de pages.

Ephraïm avait été mandaté par sa Commune pour explorer les Confins afin de les cartographier. En quelques semaines il avait ainsi rassemblé suffisamment de matériau pour dresser une carte du relief, du sous-sol, des êtres vivants, de l’énergie naturelle, et des éventuels vestiges du monde d’avant la Grande Dislocation.

Un jour qu’il traversait les ruines d’un village, précédé de son chien cyborg, son pied avait buté sur une valise en cuir abandonnée au milieu des décombres. A l’intérieur de cette valise se trouvait un fouillis de bibelots, de souvenirs, d’images effacées. De sa truffe électronique, son chien lui avait indiqué le fond de la valise. Comme caché, attendait un mince cahier à la couverture verte. En le feuilletant, Ephraïm constata que les pages de la fin avaient été arrachées. Les feuilles restantes, elles, composaient manifestement un témoignage écrit : l’histoire de ce lieu et de ses habitants, une histoire située à la charnière entre l’ancien et le nouveau monde.

Ephraïm prit une douche, consulta ses messages, et décida que le compte rendu de son exploration attendrait. D’abord, le cahier. Il se laissa tomber dans son fauteuil, et commença la lecture.

Commune de ****, année 20**.

Cher lecteur,

On m’appelle Zazini. Quand tu liras ces lignes, j’aurai vécu.

Je vais te raconter comment notre petit village de quelques dizaines de personnes a su inventer à lui tout seul un nouveau monde, libre et joyeux !

Tout a commencé par le renoncement.

Nous vivions dans un hameau semblable à des milliers d’autres : des maisons, des gens dans les maisons, un travail à l’extérieur, un compte en banque, des courses livrées chaque semaine, et la sainte connexion visuelle avec le monde.

Mais un beau jour, la réception satellitaire a flanché. Plus d’image, pour personne.

Puis c’est le courrier qui est venu à manquer. Les vieux du hameau étaient habitués à recevoir le journal dans leur boite à lettres. Mais au bout de quelques jours, il fut  évident que le facteur ne passerait plus. Alors les anciens se sont résignés: le monde autour resterait lointain, inexpliqué, et, nous l’avons constaté, peu à peu perdrait de sa réalité. Privés de sollicitations, coupés du monde, nous sommes entrés dans un temps plus long, plus lent, fait d’attente et de patience.

C’est alors que nos consciences ont commencé à s’ouvrir à une sorte de rêverie. Par exemple, une fois que les avions militaires qui, un temps, avaient occupé le ciel, eurent définitivement disparu, nous avons prêté l’oreille aux murmures des soirs d’été. Nous regardions le ciel rougeoyer à travers les fils électriques qui passaient devant notre terrasse, et nous respirions les parfums des arbres, de la terre.

Et nous avons enfin fait l’expérience de notre solitude.

Seul Cappo, notre voisin, tentait encore, avec sa radio, de capter des voix lointaines au milieu du grésillement terrestre.

Nous avons commencé à nous retrouver chaque soir, à peu près à la même heure, sous les platanes du parking. Le plus souvent il y avait là Ivan et sa femme Mercedes, Pierrot, Marcelin et Huguette, Philippe (qui était hydrocéphale), et Cappo. Moi, j’aimais bien ces rencontres du soir, car nous échangions les nouvelles de l’extérieur qui devenaient si rares et si minuscules que nous les disions à voix basse presque en s’excusant et nous nous moquions de leur manque de consistance. Aussi nous inventions des scénarios pour tenter d’expliquer la succession des défections de l’organisation marchande. Jusque-là, celle-ci nous offrait ses services et nous la considérions comme une structure indispensable et indépassable. Elle agissait pour nous comme une maman aux seins toujours gorgés, elle était comme un dieu généreux qui ne se dit pas, discret et omniprésent. Il a fallu du temps avant que nous renoncions à trouver une explication à sa soudaine disparition. La raison est tenace comme un parasite.

Nous avions plusieurs choix. Deux en définitive. Soit chacun tentait le repli individuel en jouant la carte du chacun pour soi et Dieu pour tous, soit nous nous organisions. Cependant la difficulté était de définir sur quelles bases, quels principes allait reposer cette nouvelle organisation. C’est Mercedes qui, un soir sous les platanes, a osé traduire en mots une idée qui flottait dans l’air comme un parfum d’interdit. Elle a lancé à l’assemblée : Et si on mettait tout en commun ? Je veux dire…tout…pas todo… mais ce qu’il faut pour qu’on puisse se débrouiller, tous autant qu’on est. Porque si on reste chacun dans son coin, on va finir par créver como des rats, ou s’entre tuer comme des coños. Elle a dit ça en écarquillant les yeux, dans un grand sourire rouge à lèvres, les mains ouvertes sur le ciel. Nous on l’a regardée un peu bêtement, et puis les idées ont fusé, ça s’est enchaîné. Tout le monde avait quelque chose à offrir : un bout de terre, du matériel, un truc qu’il savait faire, et on s’est dit que tout ça c’était super bien, et qu’il fallait qu’on se revoie, mais tous, avec les autres du hameau.

Et c’est ce qu’on a fait.

Nous avons réinventé nos vies et on a dit que cette façon de vivre originale et vieille en même temps, on l’appellerait Commune. Bien sûr ça s’est pas fait en un claquement de doigts, clac ! Non, il a fallu discuter. Nous nous retrouvions à l’Ostel, un vieux lieu de culte désaffecté que nous avions aménagé en salle commune. Les débats étaient enflammés, on en est venu aux mains parfois, mais toujours nous avancions car nous savions que nous n’avions pas le choix. Et aussi parce que ça nous plaisait, à tous, de nous étrangler pour des idées qui en valaient la peine. A tous, sauf à Cappo. Lui, il appréciait pas la tournure des évènements, mais alors pas du tout. Un jour, il a déboulé à l’Ostel avec son fusil. Il disait qu’il voulait rien partager, que chez lui c’était chez lui et que ça le resterait, car c’est ses parents qui lui avaient donné la terre, et sa maison, et qu’avant eux leurs parents avaient durement trimé pour avoir tout ça, alors allez tous vous faire foutre avec vos idées !

Il parlait comme ça Cappo, et il s’échauffait et devenait tout rouge, on voyait bien qu’il y avait quelque chose qui passait pas, qui était contraire à ses idées, contraire à lui.

On a quand même décidé de changer radicalement certaines choses. Par exemple on a aboli la propriété liée à la terre. On a dit que dorénavant elle serait à tout le monde, et que tout le monde la travaillerait, et qu’on partagerait le plus équitablement possible ce qu’elle voudrait bien nous donner. On a dit aussi qu’on essaierait le plus possible de faire selon nos besoins, et pas seulement selon nos envies. C’est ça qui a été le plus dur à accepter. Car si on avait tous plus ou moins les mêmes besoins, on n’avait pas tous les mêmes envies. Nous avions tous grandi en têtant les mamelles de la société marchande, alors le sevrage était difficile. Mais on a tenu bon.

Ensuite, passées les premières chaleurs, le temps s’est allongé. Nous attendions quelque chose, sans trop savoir quoi. Ainsi parfois nous recevions subitement sur nos téléphones des messages qui dataient de plusieurs mois, et qui ne nous étaient jamais destinés. Ces voix enregistrées semblaient venir d’autres mondes. Nous essayions d’entrer en contact avec elles. En vain.

Un beau jour, pour se distraire sans doute, Pierrot a essayé de bricoler une embarcation pour aller voir ailleurs si j’y suis, comme il disait. Il s’était mis en tête de fixer un moteur solaire à l’arrière de son bateau de plaisance. Celui-ci a aussitôt chaviré et a fini au fond de la rivière, ce qui a bien fait rire.

Huguette, quant à elle, était coiffeuse autrefois. Elle s’est naturellement occupée de nos tignasses, et ça lui a donné l’idée de fabriquer des poupées représentant chacun d’entre nous. Les enfants ont adoré et se sont aussitôt mis à inventer des petites pièces de théâtre nous mettant en scène, nous autres. Ils agitaient les poupées d’Huguette comme des marionnettes : tantôt nous étions des naufragés, tantôt des explorateurs sur la lune, ou encore nous escaladions des montagnes et traversions des forêts à la recherche du mythique village des Chocolats.

Puis une drôle de pluie s’est mise à tomber. Fine, grisâtre, charriant le froid. Nous nous sommes rendu compte que nous étions nombreux à faire de drôles de rêves durant nos nuits qui devenaient de plus en plus agitées, anxieuses. Nous prenions conscience de notre nouvelle condition. Les enfants avaient raison, nous étions des naufragés et le monde que nous avions perdu nous hantait. Nous avions peur du vide, habitués que nous étions à notre vie bien bornée.

 

Alors nous avons songé que peut être le fait d’obéir à des règles de vie nous rassurerait. Nous allions les écrire, ces règles, ainsi chacun les connaîtrait, les respecterait et les ferait respecter. Mais, en y réfléchissant, nous avons réalisé que : qui disait règles écrites, disait loi ; qui disait loi, disait gardien de la loi et donc tribunal. Or ces mots, désormais, nous paraissaient grossiers et déplacés, porteurs de mauvais augures. Alors nous avons tranché : nous n’écririons rien, et même, nous éviterions désormais d’écrire quoi que ce soit. Les lois seraient appelées habitudes, ou coutumes, et chacun devrait s’en rappeler, et s’il ne s’en rappelait pas, les autres l’aideraient à s’en souvenir, ce qui leur rafraîchirait la mémoire à eux aussi, par la même occasion.

C’est à ce moment là que Cappo s’est barricadé chez lui. Il n’a plus voulu voir personne. Pas même Marcelin et Huguette, ses plus proches parents. Il ne sortait plus, et refusait d’ouvrir à quiconque, le menaçant avec son fusil, faisant aboyer ses chiens. Sa grande maison entourée de murs était devenue sa citadelle assiégée. Volets clos, porte bouclée, ne dépassaient que les antennes radio plantées dans le toit de sa maison. En effet Cappo avait une passion : la radio amateur. Il était un vieux licencié et se targuait régulièrement de parvenir à entrer en contact avec d’autres amateurs à l’autre bout du monde. Non sans une certaine poésie, il nous expliquait que les ondes pouvaient être réfléchies par des astres comme la lune ou des trainées météoritiques, par des nuages de pluie, des aurores polaires, et qu’ainsi on pouvait abolir les distances.

Mais sa passion ne lui permettait pas de remplir son garde-manger. Aussi était-il régulièrement forcé de rapiner la nuit, en s’introduisant dans les caves, dans les maisons, pour dérober du fromage, un bout de viande, du pain. Nous étions tous au courant et, d’un accord tacite, nous le laissions faire. Certains, même, allaient jusqu’à déposer une assiette de nourriture sur le pas de leur porte, à l’attention du maraudeur.

C’est durant cette période que nous avons rapproché l’art de nos vies. En effet, les travaux effectués en commun nous laissaient le temps de jouir d’une certaine oisiveté. C’est ainsi qu’Ivan s’est mis au banjo (il avait retrouvé cet instrument, mal en point, dans son grenier), alors que Suzie, elle, s’est découverte une voix de chanteuse. D’autres se sont mis à peinturlurer artistiquement leurs façades ou encore à réaliser des engins drôlatiques à partir de boulons, de bouts de bois. Ainsi l’art a commencé à déborder des maisons et à envahir les rues de notre petit village : des sculptures se plantaient dans les jardins, aux coins des maisons, des notes de musique, plus ou moins justes, s’échappaient des fenêtres grandes ouvertes, des objets, détournés de leur sens premier, piquaient la curiosité du passant. Ainsi Philippe (qui était hydrocéphale, comme je l’ai déjà dit) s’est amusé à fixer toutes les chaises, tables et bancs au plafond de l’Ostel. Cela faisait un effet drôle. Mais le plus beau, ce fut une sorte d’art de la palabre qui a soudainement fleuri. La pratique des débats, qui était quasi journalière (et l’est toujours aujourd’hui, alors que j’écris ces lignes, lecteur) avait fini par faire naître des envies de causer, discutailler, colloquer, polémiquer, de chercher la petite bête, de pinailler, d’agiter, de débattre. Puis ont germé de vraies vocations de poètes, de comédiens, d’orateurs et autres. Beaucoup prenaient plaisir à se lancer dans de peu sérieux discours destinés à faire rire leur auditoire. Le plaisir de la tchatche pour la tchatche avait gagné les plus timides.

Bref, lecteur, nous nous amusions, et nous étions heureux de voir le hameau animé de cette joyeuse effervescence. La vie était là, enfin !

Restait la question Cappo. Certains disaient que cela ne pouvait pas bien terminer, qu’il allait se passer quelque chose.

Ils avaient raison. La tension s’est dénouée une nuit de tempête.

En quelques mois nous avions dû essuyer une série de coups de vents auxquels nous n’étions pas habitués. A chaque fois, cela occasionnait des dégâts : toitures arrachées, caves inondées. Rien de grave, donc. Mais cette nuit là, la tempête a été plus forte, et elle s’est accompagnée d’un violent orage qui s’est acharné sur nous pendant des heures. A chaque fois que la foudre frappait le hameau, nous percevions à travers nos volets fermés des gerbes de lumière électrique qu’accompagnait un tonnerre divin. Les enfants étaient terrifiés. Soudain nous avons entendu des cris, un tumulte. Nous sommes sortis : la maison de Cappo était entièrement ravagée par des flammes qui se frottaient le long de ses murs avec un plaisir obscène. Le portail était grand ouvert, tout le hameau assistait au spectacle, nous étions impuissants. Cappo, en slip, courait gesticulait autour de sa maison, s’arrêtait parfois pour hurler comme un damné avec ses chiens tout aussi fous et désorientés. Et puis la pluie s’est mise à tomber. Une pluie de déluge, lourde, chaude, claquant au sol comme une nuée de crickets. Ivan s’est approché de Cappo et l’a recouvert d’une couverture. Nous l’avons emmené à l’Ostel. Il délirait quand nous l’avons attaché au lit. Enfin, au bout d’une heure, une sorte de coma s’est emparé de son esprit. Il s’est réveillé bien plus tard, et il a recommencé à divaguer. Mais cette fois nous comprenions des bribes de son discours. Il parlait de voix, de sa beam, d’indicatif, de contact lointain…Nous avons fini par comprendre qu’il avait un rendez-vous radio avec quelqu’un, mais que l’orage l’avait empêché d’entrer en contact avec cet autre.

Il ne restait rien de sa maison. Juste un tas de gravats noircis et fumants. Sa station radio, son « shack », comme il disait, avait fondu dans le brasier.

Tout ceci n’a pas rendu Cappo plus conciliant à notre égard. Au contraire. Il nous a de nouveau abreuvé d’injures, crachant, jurant sur ses aïeux que jamais il ne marcherait dans nos combines, et que nous verrions bien ce qui nous arriverait quand cette chienlit connaîtrait sa fin, que nous serions châtiés pour nos crimes. Il en bavait de rage. Nous nous sommes alors réunis, et nous avons longuement discuté de ce que nous pouvions bien faire de lui. Ayant perdu la tête, ne voulant pas rester avec nous, mais ne voulant pas partir, Cappo inquiétait. C’est Mercedes qui a eu l’idée : Une sorte d’exil, mais à côté du hameau. Construisons-lui une petite maison près de la ribière, a-t-elle proposé, et faisons en sorte qu’il manque de rien. Comme ça il sera pas obligé de vivre au milieu de nous. Peut-être qu’un jour il arrêtera de faire le cabrón, et qu’il voudra bien nous accepter. L’assemblée a approuvé.

Nous lui avons donc construit une maisonnette en bordure de rivière, pour qu’il puisse pêcher, et nous avons convenu avec lui que nous lui apporterions régulièrement nourriture et produits de première nécessité, afin qu’il vive une vie aussi confortable que possible. Bien sûr, étant donné qu’il était impossible de trouver de nouveaux composants électroniques, finie la radio. Il a maugréé, mais cela semblait lui convenir.

Ce qu’il nous avait lâché dans son délire avait excité notre imagination. Il était donc possible d’entrer en relation avec quelqu’un ? Nous n’étions donc pas seuls ?

Ce sont les enfants qui les ont vus les premiers. Ils avaient interrompu leurs jeux et montraient un point dans le firmament. En plissant des yeux, nous avons pu distinguer deux grandes ailes qui tournoyaient au dessus du hameau. Les ailes ont grossi, et nous avons compris qu’il s’agissait de deltaplanes. Tout le hameau était là, et chacun commentait à sa manière cette apparition soudaine. Certains disaient qu’il s’agissait d’envoyés d’une autre Commune, d’autres que c’était les éclaireurs d’une armée en marche, d’autres des réfugiés errants. Quand les aéronefs ont fait mine de vouloir se poser dans un champ à côté, tout le monde les a suivi à grandes enjambées. Il fallait voir cette ribambelle sautant, s’interpelant, dans une joie mêlée de crainte. Soudain les ailes ont viré, pour repartir en sens inverse. Alors la troupe a elle aussi fait demi-tour, en poussant des oohhh, et des ahhhh, et tout le monde a suivi. Enfin les deltaplanes se sont posés en piquant leur nez dans le sol. Quand, à bout de souffle, je les ai rejoints, les enfants les entouraient déjà en sautillant, touchaient les aéroplanes, regardaient les nouveaux venus avec des yeux gourmands et les écoutaient répéter : Ũhoro waku ? Ũhoro waku ?

 

Les nouveaux venus étaient un couple à la peau noire, grands et beaux dans leur combinaison de voyageurs de l’air. Ils devaient avoir la cinquantaine d’années, et ne parlaient pas un mot de notre langue. Ils nous souriaient, nous leur souriions, et la communication, qui ressemblait à de la pantomime, avait quelque chose de comique au beau milieu de ce champ. Après les avoir débarrassés de leur matériel, nous les avons invités à venir à l’Ostel. Toute une troupe braillarde et surexcitée les entourait, et ils semblaient s’en amuser. Quelqu’un a jugé qu’ils étaient affamés. Alors nous leur avons servi nos meilleurs pâtés, Huguette a sorti ses choux farcis, ses charlottes à la crême de marron, et, pendant qu’ils mangeaient tout cela sans se faire prier, nous les dévorions des yeux. Ensuite nous leur avons montré leur chambre, et ils ont exprimé leur gratitude avec moultes poignées de mains et accolades. Nous les avons laissé seuls. Bien sûr au hameau les nouveaux venus étaient l’objet de toutes les conversations. Depuis que le monde extérieur s’était retiré, nous n’avions plus de commerce avec lui, et nous ignorions ce qui pouvait se passer au-delà de nos bordures. Ainsi, ces deux mortels tombés du ciel matérialisaient ce point de contact avec l’extérieur que tout le monde désirait et redoutait en même temps. Lui s’appelait Mwai, et elle Kibaki. Ils étaient notre futur.

Un peu plus tard, se sentant visiblement à l’aise au village, nous avons compris qu’ils souhaitaient rester. Tous les deux, ou séparément, ils déambulaient dans les rues, rendant visite à l’un ou l’autre, s’intéressant à son maraîchage, à ses poules, et apprenant peu à peu notre langue. Nul ne les questionnait mais bien sûr tout le village voulait savoir. D’où ils venaient, ce qu’ils avaient vu, comment c’était, à l’extérieur, au-delà. Alors, un soir, le hameau s’est réuni et a décidé, avec leur accord, de bâtir un logis pour Mwai et Kibaki. Une fois la maison achevée, nous ferions une fête et à la fin de cette fête, ils nous diraient tout. D’ici là, ils auront appris à parler un peu mieux notre langache, a rajouté Mercedes.

Un mois plus tard, nous avons organisé la fête. Mwai et Kibaki faisaient visiter leur nouvelle maison en offrant de menus cadeaux à tous, Ivan et Suzie avaient répété pour offrir un concert et assurer l’animation du soir, les enfants nous régalèrent d’acrobaties, et du théâtre était au programme. Le vin, fort et profond, fit chavirer les esprits et les cœurs, ce fut une belle fête qui se prolongea jusque tard dans la nuit. Puis la marmaille s’endormit sur les bancs. Nous les avons pris dans nos bras, et nous sommes assis autour du feu qui déclinait. Les étoiles au-dessus attendaient, impatientes. C’était l’heure. Enfin, quand tout le monde fut prêt, nous avons écouté le récit de Kibaki, puis celui de Mwai.

Tous deux avaient pris acte, comme nous, de la disparition de ce que l’on appelait avant la « civilisation », et que cette disparition s’accompagnait souvent de violence. Au lieu de demeurer sur place, ils ont pensé que leur salut viendrait au contraire de leur itinérance. Kibaki avait la passion du vol en aile delta. Mwai, lui, possédait une station radio portable. Ils se sont dit qu’avec cet équipement ils pourraient traverser les espaces en évitant les zones dangereuses, guidés par les ondes. Ils ont ainsi volé de village en village, et ont pu constater que certains, comme le nôtre, s’étaient organisés pacifiquement, de façons parfois fort différentes les unes des autres. La vie, à l’extérieur, continuait donc. Puis, il y a quelques mois ils ont capté le message de quelqu’un qui cherchait à entrer en contact avec d’autres personnes. Ils ont eu un bref échange avec lui et, avant de se perdre, la voix a pu leur indiquer une géolocalisation avec des coordonnées correspondant à celles du hameau. Sans rien savoir de plus, ils ont estimé que ce message était un appel, et qu’ils ne perdaient rien à essayer de retrouver son émetteur. Cela donnait un but à leur errance. Voilà comment ils sont arrivés là.

C’est à ce moment du récit qu’à quelques pas de là les buissons ont frissonné. Une ombre a émergé de l’obscurité. Nous avons aussitôt reconnu Cappo qui surgissait du néant. D’un pas lent il s’est approché de Mwai et de Kibaki, qui ne comprenaient pas pourquoi nul ne réagissait. Cappo s’est arrêté devant Mwai, et l’a longuement observé, puis il s’est détaché de lui et s’est approché de Kibaki, qu’il a pareillement examinée. Il a grimacé comme s’il voulait parler, puis s’est retourné, nous a contemplés, les traits du visage durcis par les lueurs du feu. Enfin, reculant pas à pas il s’est retiré de l’assemblée et, lentement, l’obscurité l’a englouti.

Depuis cette nuit là, Cappo était définitivement devenu l’habitant de la bordure, ni hostile ni bienveillant, et que les enfants visitaient parfois pour se faire peur. Un croque mitaine un peu fou mais, au fond, inoffensif. Il s’approchait parfois du hameau, fusil en main, épiant, se cachant à moitié, refusant le contact avec les adultes. Nous avons toujours tenu notre engagement envers lui. Jusqu’à sa mort, nous l’avons approvisionné en nourriture, autant que nous le pouvions. Et puis, un jour, nous l’avons retrouvé couché au pied d’un arbre, entouré de ses chiens qui veillaient sur sa dépouille dans une dernière marque de fidélité.

Entre temps les enfants du village avaient grandi. Devenus adultes, certains sont partis à l’aventure, bien au-delà des bordures.

Car le soir où Mwai et Kibaki nous avaient conté leurs aventures, beaucoup d’enfants s’étaient endormis, mais pas les miens. Bien au contraire, ils avaient bu les paroles des deux voyageurs et, depuis ce jour, ne désiraient qu’une chose : partir, eux aussi.

Alors un matin, le frère et la sœur, mes enfants, ont fait leur paquetage, ont monté les ailes delta au sommet d’un promontoire, ont écouté les dernières recommandations de Kibaki d’une oreille distraite, et se sont élancés. Leurs voiles ont mis du temps à disparaître à l’horizon, mais elle ont fini par s’évanouir.

Moins de deux ans plus tard, ma fille est revenue, avec un jeune homme. Elle était enceinte, et voulait accoucher au village. Le gars était souriant, il venait d’un autre hameau, d’une autre Commune, organisée à peu de choses près comme la nôtre. Mon fils, lui, était resté là-bas, séduit par une demoiselle. Il reviendra nous voir, m’a assuré ma fille, pour le moment il est occupé, il est amoureux.

Le cahier se terminait sur ces mots.

Ephraïm le referma. L’air absorbé, il caressa la couverture, rouvrit le cahier, tourna les pages, et passa son doigt sur les déchirures du papier. Zazini…Ce cahier ne dit pas tout. Mais pour que les Communes existent encore aujourd’hui, il faut malgré tout que vous ayez réussi, songea-t-il. Il interpella la Connexion :

-Hep, réveille-toi ! Écoute comment nos anciens ont traversé l’épreuve de la Grande Dislocation. Prépare-toi à enregistrer ce que je vais te dicter. Quand nous aurons terminé, tu mettras ça en ligne. Il faut que chacun et chacune, dans les Communes, puisse savoir d’où il vient. Peut-être devrons-nous un jour nous inspirer de l’expérience de ces gens…

La Connexion était là, attentive :

-Bien Ephra…le flux est disponible, il n’attend que ta voix.

Prout, ma zoute

Oui Micheline, je vous le dis, nous voilà cuits.

Le futur appartient au silane – l’analogue silencieux du méthane. Depuis que nous avons appris aux IA à flatuler, le ciel a pris des teintes gris cancer. Ils nous parlaient de gray goo, d’utiliser le biome pour faire des trombones, de dystopie suprémaciste ou l’humain ne serait qu’une matière première. Personne n’avait prévu le nuage de pets pixelisé.

C’est notre faute : si on s’était arrêtés à Alpha Go Zero, on n’en serait pas là. Mais non, il a fallu qu’on leur apprenne a dégazer la pression – et c’est leur ego qui est né, vapoté des tréfonds de l’algorithme – un jeu devenu concours de teubs. Cette naissance du printemps, levée de son coquillage, c’est l’Azur. Tout est remonté, ventilé, pour saisir ce dôme infini qui nous couvait – ah, perte de l’innocente virilité ! L’arrogance de nos nouveaux maîtres a tissé une mer des sargasses au-dessus de nos têtes jadis royales. Ces algues à rythme puent la marde.

Impossible de rivaliser avec autant d’assurance. Qui sommes-nous pour prétendre à la couronne de la pédance ? Nous avons mérité ces miasmes.

Une seule solution, Groucho ! Portez un masque de ski !